Les accros de l'e-mail

Publié le par maximus

Extrait du site : http://www.cof.ens.fr/pmort/numeros/pm06/

Ils allument leur ordinateur au lever, consultent leur courrier électronique plus de dix fois par jour, ne vivent que pour le message « You have new mail »... Les accros de l'e-mail (« e-mail addicts ») sont de plus en plus nombreux. Afin d'informer ses lecteurs des dangers qui les guettent, Le Poisson Mort a décidé de se pencher sur ce mal de notre temps...

« Au début, c'était un outil nouveau, un instrument de travail, un moyen rapide de communiquer avec mes amis. Mais progressivement, c'est devenu une véritable drogue: ma vie est un enfer. » Difficile d'imaginer que cette jeune femme souriante et posée vit une véritable déchirure intérieure. Nulle nervosité ne transparaît dans son attitude, si ce n'est un léger tremblement de ses doigts sur sa cigarette. Et pourtant, Carole B., 21 ans, est une « e-mail* addict » : depuis qu'elle a découvert l'e-mail dans le cadre de ses études, sa vie a littéralement basculé. Elle consulte son courrier jusqu'à vingt fois par jour, allant même jusqu'à se relever au milieu de la nuit. « C'est plus fort que moi: l'idée qu'un message ait pu me parvenir pendant mon sommeil m'angoisse littéralement. »

« TOUT COMMENCE INSENSIBLEMENT... »

Comme pour beaucoup d'autres victimes, les premiers symptômes sont presque passés inaperçus. « Tout commence insensiblement... Puis c'est l'escalade inévitable. », témoigne Carole, la voix tremblante. Au début, le syndrome se dissimule sous une fausse motivation intellectuelle. Julien, 34 ans, raconte son expérience: « J'ai commencé par être intrigué par cette nouvelle technique. Je voulais apprendre à m'en servir, la dominer, pouvoir lui dicter mes désirs. Finalement j'en suis devenu l'esclave... » Souvent, les victimes sont des cadres dynamiques, au sommet de leurs capacités. L'e-mail est pour eux un outil nécessaire s'ils veulent rester compétitifs. « Dans mon travail, il était important d'être flexible, rapide, efficace. L'e-mail me semblait l'instrument clé du consulting moderne, un moyen d'intégrer le management dans l'e-commerce. Je pensais utiliser le web pour rentabiliser mes contacts professionnels, c'est le web qui m'a utilisé. », déplore Jean-Michel, 28 ans qui était encore, il y a deux mois, cadre supérieur dans une grande start-up*. « J'étais passionné par mon métier. Mon rôle était d'aider les autres start-up à se développer, afin qu'elles puissent elles-aussi devenir de grandes start-up capable d'aider les autres start-up. Je recevais donc constamment des demandes de conseils du monde entier. J'étais contraint d'utiliser l'e-mail de manière intensive. » Mais Jean-Michel, comme Julien, a été pris dans l'engrenage. Il s'est mis à passer ses journées avec sa boîte à lettres ouverte en permanence, répondant aux messages dès leur arrivée. « Ça me faisait perdre un temps fou. Progressivement, mes moments de travail effectif se sont réduits comme peau de chagrin. Mon patron n'a pas accepté la perte de rentabilité consécutive à ma dérive compulsive. J'ai été viré du jour au lendemain, avant même que ma boîte fasse faillite. »

« J'ÉTAIS COMPLETEMENT INTOXIQUE... »

Le cas de Marie-Pierre, 27 ans, est encore plus poignant. « Je ne pouvais plus supporter de ne pas avoir de nouveau message à chaque connection. Il me fallait ces messages, je croyais que les gens m'oubliaient, j'étais terriblement frustrée, déprimée. Un jour j'ai craqué. » Marie-Pierre est actuellement en cure de désintoxication dans le service du Pr. Stéphane Frankenavastein, psychologue, spécialiste de l'e-thérapie. « Le plus dur a été de comprendre pourquoi elle avait pulvérisé son écran à coups de pieds, raconte le Pr. Frankenavastein. Elle était très agressive. Un transfert en psychiatrie a même été envisagé vers le troisième jour... Mais j'ai préféré lui laisser une chance. »

VAINCRE L'E-DÉPENDANCE...

Comment soignre l'e-dépendance ? Comment faire en sorte que des personnes qui ont tout perdu retrouvent une vie normale ? Daniel, 44 ans, a trouvé aide et réconfort dans le service du Pr. Frankenavastein. « J'ai perdu mon emploi, ma femme m'a quitté, j'ai même failli mourir dans un accident un jour où j'ai entrepris de consulter mon mail* sur mon WAP* au volant de ma BMW* alors que je traversais un passage à niveau. Le train a déraillé mais je m'en suis tiré sain et sauf. » Entouré par les soins attntifs des médecins et des infirmières, Daniel reprend petit à petit goût à la vie.

La méthode ? « Elle est révolutionnaire, mais dure », précise le Pr. Frankenavastein. « Lorsqu'ils arrivent dans nos services, les malades sont immédiatement "sevrés" : nous ne leur donnont qu'un stylo et une feuille de papier. Chaque jour, ils doivent m'écrire une lettre manuscrite que je me fais un point d'honneur de ne pas lire. Je n'y réponds pas non plus, évidemment. Ce travail m'occupe toute la journée. C'est très dur pour moi aussi, mais c'est nécessaire à la guérison de mes patients. Ca fait partie de leur traitement. » Mais ce traitement reste coûteux et n'est pas remboursé par la Sécurité Sociale. Marie-Pierre paye de sa poche les 10 000 F que coûte la semaine de traitement spécial du Pr. Frankenavastein. « Certes, le traitement est coûteux, mais on n'a rien sans rien. Et puis les méthodes employées coutent cher. Le ministère nous soumet de plus à des quotas draconiens. J'envisage de fonder ma propre clinique spécialisée en e-thérapie. » Lorqu'on lui demande s'il n'est pas gêné par le fait que seuls les populations les plus aisées aient accès à ses soins, le Pr. Frankenavastein sourit largement, son cigare aux lèvres. « À cause de la fracture numérique, les pauvres sont épargnés par ce syndrome. Pour une fois qu'ils ont de la chance... Les gens qui viennent dans notre service sont volontaires pour payer cher, nous n'allons tout de même pas les décevoir ! » Et nous montrant les derniers résultats de son traitement, accrochés au mur de son bureau sous la devise de son service, « Business is business », il ajoute: « Les gens veulent profiter de cette méthode révolutionnaire et de ces résultats excellents. Ils sont prêts à y mettre le prix. »

Une démarche condamnée par les associations de malades, en particulier l'Association Française d'Aide aux Victimes de l'E-mail (AFAVE), qui dénonce les méthodes des e-thérapeutes. Pour Mathilde Rey, présidente de l'Association, « les médecins traitent leurs patients comme des cobayes, ils ne leur témoignent aucun respect. Ils ne sont interessés que par leurs bourses. » [NDLR: Mathilde Rey veut parler de leur porte-monnaie.] L'Association propose donc un traitement plus humain. « Nous partons du principe que la cause du problème est l'ordinateur. Nous nous proposons donc de débarasser gratuitement les personnes le désirant de leur ordinateur. Nous réutilisons ce matériel pour entrer en contact par e-mail avec les autres associations d'aide aux malades. »

« MES ENFANTS NE ME PARLENT PLUS... »

Ces querelles d'experts dissimulent mal la propagation de l'e-dépendance. De plus en plus, nos chères têtes blondes sont gagnées par ce fléau, et délaissent les jeux vidéo pour la communication électronique. « Mes enfants m'ignorent depuis qu'ils ont découvert l'e-mail », s'inquiète Jeanine, 41ans, mère de Fabrice, 3 ans, et de Jean-Louis, 4 ans. Cette situation nouvelle est d'autant plus préoccupante que le Ministère de l'Éducation Nationale vient de lancer un grand plan d'initiation aux nouvelles technologies dans les écoles. Mais Carole a déjà pris sa décision. « Mes enfants n'utiliseront jamais l'e-mail. Je ne veux pas qu'ils connaissent la même soufrance que moi... »

* * *

VRAI OU FAUX ?

+ L'e-dépendance touche surtout les jeunes.
VRAI:
les jeunes constituent une population à risque car l'e-mail représente pour eux un moyen d'indépendance, de liberté. C'est un moyen de s'affranchir de la tutelle parentale.

+ La masturbation accroît le risque d'e-dépendance.
FAUX
: la masturbation ne présente aucun risque, combien de fois faudra-t-il le répéter ? C'est à croire que les gens sont sourds !

+ Le stress est un facteur aggravant.
VRAI
: les périodes de stress (examen, problèmes familiaux, défaite de l'OM, chute du CAC40...) sont propices aux troubles compulsifs comme l'e-dépendance.

+ L'e-mail accroît les risques de cancer.
FAUX
: par contre il a été prouvé que les gens qui fumaient en consultant leur e-mail sont plus susceptibles de développer un cancer que les gens qui ne fument pas en consultant leur e-mail.

+ Une vie sexuelle épanouie réduit le risque de dépendance à l'e-mail.
VRAI
: avoir une vie sexuelle bien remplie, comme jouer au bilboquet, est une vraie solution pour arrêter l'e-mail. Le tout est d'avoir les mains occupées.

+ Manger du poisson permet de décrocher.
FAUX
: le poisson contient du phosphore, qui stimule la mémoire. Il vaut donc mieux éviter le poisson quand on souhaite oublier d'utiliser l'e-mail. Dans le même ordre d'idée, éviter les noeuds au mouchoir.

***

photoL'avis du spécialiste
Dr Thierry Bibonne, responsable du centre d'étude des troubles compulsifs de l'humeur (Tours)

+ Qu'est-ce que l'e-dépendance ?
L'e-dépendance (ou e-addiction) fait partie des paramanies, c'est-à-dire des troubles comportementaux maniaques, au même titre que l'anorexisme (le fait de refuser de s'alimenter), le robinisme (le fait de vérifier constamment qu'un robinet est bien fermé), le compulsisme (le fait de devoir toujours manipuler un objet) et l'altruisme (le fait de prêter attention aux autres). Ce trouble se manifeste par une dépendance plus ou moins marquée au courrier électronique, dont les personnes ne prennent conscience que tardivement, après une crise ou un problème grave (licenciement, divorce...). Il s'accompagne d'un sentiment de frustration en cas de non-réception d'un message, de manifestations de stress, et d'une alternance euphorie/apathie en fonction du résultat de la consultation de la boîte à lettres électronique.

+ Comment expliquer ce trouble ?
Les causes sont multiples. Le facteur génétique pourrait expliquer que plusieurs membres d'une même famille puissent être touchés. Des études sont d'ailleurs en cours chez les souris. Le facteur émotionnel justifie le fait que les personnes dépressives ou fragiles psychologiquement soient sujettes à ce syndrome. Le trouble est aussi révélateur d'une situation anxieuse importante, mais aussi d'une phase d'ennui marquée. Les personnes à risque sont aussi les personnes manquant d'affection qui trouvent dans le courrier électronique un substitut à leur frustration, un moyen de projeter leur désir sur un objet inanimé. Recevoir un message est une preuve que l'on pense à vous. L'e-dépendance s'explique souvent par un complexe d'infériorité, un manque d'assurance qui se traduit par un besoin de maîtrise, de domination: domination sur la machine mais aussi sur les gens, que l'on peut à loisir assaillir de courriers sans intérêt. Souvent, les causes sont à rechercher dans l'enfance des victimes: un père trop autoritaire, une mère possessive sont autant de facteurs pouvant expliquer l'e-dependance chez les adultes stressés et sexuellement en quête d'eux-même, si j'ose dire...

+ Y a-t-il des traitements ?
Le seul traitement actuel est la psychothérapie. La prise de neuroleptiques semble inefficace. Les traitements à l'essai reposent tous sur un traitement drastique de « sevrage ». Mais ces traitements ont des effets limités. Seuls 5% des malades parviennent à trouver au terme du traitement un substitut à l'e-mail. En l'absence de patch (le fameux e-patch), ces substituts sont presque pire que le mal initial: alcool, tabac, voire lecture intensive de Proust...

Lexique

e-mail (abb : mail) : Prononcer « i-meïl ». Courrier électronique. Procédé permettant d'échanger des messages via l'Internet. De manière générale, ajouter « e- » devant un mot quelconque suffit à le rendre riche de sens. Ex : commerce/e-commerce, éducation/e-éducation, popotame/e-popotame...
WAP (Wireless Application Protocole) : prononcer « wap ». Procédé permettant d'accéder aux sévices de l'Internet sur des clients sans fil, tels un téléphone portable. L'utilisateur de portable gagne ainsi une qualité : le silence.
BMW : périphérique permettant de conduire en consultant son mail.
start-up : entreprise dont le but avoué est de perdre le maximum d'argent en faisant le minimum de choses intéressantes.

Extrait du site : http://www.cof.ens.fr/pmort/numeros/pm06/

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